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23 mai 2011 1 23 /05 /mai /2011 09:36

 

Karnak1.jpg

L’amère vérité

 

Les options idéologiques ou religieuses de Naguib Mahfouz ont donné lieu, on le sait, à de multiples  interprétations, diverses et parfois discordantes. A-t-il été communiste, agnostique, athée ou encore conservateur ? Sans aller jusqu’à appréhender l’homme et son œuvre comme un tout, on peut dire que cet auteur puise directement dans le monde qui l’entoure; il peint des scènes et des personnages pleins de vie, qui descendent tout droit des bords du Nil, faisant ainsi revivre les quartiers du vieux Caire, les ruelles et les impasses de Khan al-Khalil, de Gamaliya, d’Al-Hussein, ou encore de Abbassia. L’administration, la rue et le café, ont été sa source d’inspiration intarissable. Ils lui ont fourni une galerie de portraits, pour la plupart des antihéros, incomplets, pétris de contradictions. 

 

Ainsi en est-il des personnages de Karnak Café qui vient d’être publié par Actes Sud. Dans ce roman, Naguib Mahfouz ne déroge pas à la règle. Divisé en quatre chapitres, portant chacun sur la trajectoire d’un des  personnages du roman, cet ouvrage a pour point de départ un café, Al-Karnak. Situé comme on le devine, en plein centre du vieux Caire, il n’est pas sans rappeler El Fishawy, le fameux café, devenu aujourd’hui vrai lieu de mémoire où le romancier égyptien avait pris l’habitude d’écrire ses romans.

 

Le Karnak est tenu par Qurunfula, ancienne danseuse orientale, qui fut «  l’étoile de l’Imad Addine… le rêve incarné des florissantes années 1940 » (p.11). Comme son vénérable café, vestige  d e   l a   B e l l e   E p o q u e ,   Qurunfula est bien décatie :

« En elle s’était éteinte la magie de la féminité et terni l’éclat de la jeunesse, mais une mystérieuse beauté, une poignante mélancolie leur avaient fait place. » (p.12)

 

Quant aux habitués de ce café, ils  se comptent sur les bouts des doigts:

« Trois vieux, sans doute retraités, un homme entre deux âges et un groupe d’étudiants dont une jolie fille » (p.13) 

Le café étant le l i e u   d e   s o c i a l i s a t i o n par excellence, l’auteur a vite fait leur connaissance :

« Je devins membre à part entière de la tribu du Karnak et en partageai le quotidien le plus intime. Qurunfula m’offrit son amitié ; je lui offris la mienne. Je jouais au trictrac avec les vieux, Muhammad Bahgat, Rashad Magdi, et Taha al-Gharib, et bavardais avec les jeunes, Zaynab Diyab surtout, Ismaïl al-Shayk, et Hilmi Hamada. » (pp.17-18).

 

Ainsi commence l’intrigue de Karnak Café. La vie que ces clients y mènent semble des plus nonchalantes, rythmée du matin au soir  par d’immuables faits et gestes. Mais en apparence seulement, car bien qu’ils soient toujours plongés dans des discussions sans fin, parfois empêtrés dans de mesquines jalousies, ils mènent tous une vie secrète. Et c’est là tout l’art de Naguib Mahfouz. 

 

En effet, plus que les soucis et les menus plaisirs de la vie quotidienne, ce sont les rapports humains qui les sous-tendent qui l’intéressent le plus. Pour rendre compte de la subtile gradation dans les divers états d’esprit  de ses personnages, et des liens qui se tissent entre eux, Naguib Mahfouz  ne se coupe en aucun moment de la réalité :

« Du coin où se réunissaient les jeunes, montait une rumeur exaltée. Pour la majorité d’entre eux, l’histoire commençait à la révolution, celle-ci ayant mis fin à une longue période d’obscurantisme. Ils s’en sentaient les véritables héritiers, et, sans elle, la plupart auraient fini dans la rue, sans vision ni avenir On entendait s’élever de temps à autre la voix contestataire d’un communiste fanatique ou le murmure prudent d’un islamiste, mais l’écho se perdait dans le brouhaha qui régnait » (pp.19-20)

 

Or évoquer la réalité socio-politique de l’Egypte de l’époque, comme l’a fait le Prix Nobel de littérature 1988, n’était pas sans danger. Témoin de son temps, l’auteur, on le sait, avait pris des risques considérables. D’où cette technique narrative prudente qu’on lui connaît, cette attitude ambiguë qui s’accommode de toutes les interprétations possibles. 

 

Dans Karnak Café, vrai microcosme de l’Egypte des années soixante, où les mystérieuses disparitions, puis les silencieuses réapparitions de ce groupe d’étudiants émaillent le train-train quotidien et gonflent les rumeurs, aucun des personnages ne trouve, en fin de compte, son accomplissement, même dans l’amour :

« Tous deux reconnaissaient avoir changé, mais chacun s’interrogeait sur ce qui avait changé l’autre. Aucun ne se sentait capable de mener une vie normale, et je partageais ce sentiment, du moins pendant cette période éprouvante. » (p.98)

 

Publié en 1974, Karnak Café est une fresque sociale, qui  se lit comme un suspense. Pittoresque mais dénuée de tout humour, elle est décrite dans une langue où  le détail parfois blesse comme le couteau. L’amère vérité ne se révélera qu’à la fin du livre mais, tels des éclairs déchirant les pénombres, les subtils coups de pinceau de Naguib Mahfouz laissent habilement entrevoir bien avant, la trajectoire finale de ses protagonistes, une trajectoire d’une tristesse infinie, tant pour les uns que pour les autres. 

 

Rafik Darragi

 

www.rafikdarragi.com

 

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Naguib Mahfouz, Karnak Café, roman traduit de l’arabe (Egypte) par France Meyer, Actes Sud, 120 pages.

 

 

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