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9 novembre 2017 4 09 /11 /novembre /2017 23:26

 

 

« La poésie arabe est un trésor immense… et à peine fouillé. Tous les genres y sont représentés, sur tous les tons possibles et selon d’infinies nuances apportées par le cours des siècles à une fidélité primordiale ».

 

Ce jugement est celui d’André Miquel, l’arabisant bien connu. C’est dire, par conséquent, combien est intéressant ce petit livre qui vient tout juste de paraître aux Editions Sindbad/Actes Sud. Il s’intitule Le Cédrat, La Jument et La Goule, trois poèmes préislamiques, traduits de l’arabe et commentés par Pierre Larcher. Ce dernier, docteur ès lettres, professeur de linguistique arabe à l’université d’Aix-Marseille, sait de quoi il parle. En effet, il avait déjà mené en 2007 une enquête sur le nombre et le nom des Mu’allaqât (poèmes suspendus au mur du Temple de La Mecque), c’est-à-dire la plus célèbre anthologie de la poésie arabe archaïque.

 

Cette enquête avait pour titre ‘Le Guetteur de mirages. Cinq poèmes préislamiques (Sindbad/Actes Sud). Amours, chevauchée, chasse, ripaille, beuverie, mais aussi guerre et razzia, désert de feu et crue dévastatrice, éloge du prince, satire d'un chef, gloire du poète lui-même : tels sont les thèmes ordinaires de cette poésie, d'origine nomade et de tradition orale sans doute, mais liée aussi aux cours princières de l'Arabie d'avant l'islam, notamment celle de Hîra, près de l'Euphrate en Mésopotamie, et, de ce fait, nullement coupée du monde extérieur. Contrairement à ce que l'on a parfois dit, ces thèmes ne sont pas plus assemblés de manière anarchique qu'ils ne constituent une série de tableaux statiques dans une galerie obligée. Tous, au contraire, s'inscrivent dans la marche générale du poème, qui a ses règles, mais aussi ses libertés.

 

Dans Le Guetteur de mirages. Cinq poèmes préislamiques, Pierre Larcher avait avoué que son ‘rêve’ est de restituer à la poésie préislamique  sa «  dimension orale, oratoire et théâtrale, cette tension presque continue qui ne se relâche que pour de rares moments de grâce », (p.18) tant il est vrai que, faite, avant tout, pour être déclamée, cette poésie qui s’adresse tour à tour, aux contribules, (yâ qawmî), à la bien-aimée, à l’ami (khalîl), à l’adversaire ou encore, par dédoublement,  au poète lui-même, ne manque ni de puissance ni de ‘théâtralité’.

 

Dans ce nouvel ouvrage, Le Cédrat, La Jument et La Goule, trois poèmes préislamiques, Pierre Larcher, poursuivant son ‘rêve’,  nous présente trois poèmes préislamiques : ‘Le Cédrat’ de Alqama B. Abada, ‘La Jument’ de Khidâsh Ibn Zuhayr et ‘La Goule’ du surnommé Ta’abbata Sharran (littéralement, ‘Celui qui a pris le mal sous le bras’), rendu célèbre pour son ‘Chant de vengeance’, adapté par Goethe (1749-1832) dans son West-östlicher Divan (1819) . ‘La Goule’ commence ainsi :

 

1-Suleyma dit à ses voisines :

  “Je vois Thâbit vieillard décrépit ! “

 

2- Malheur à elle ! Au vrai, elle n’a pas trouvé

     Thâbit/les deux mains noueuses ni pleutre

 

3-Ni la jambe qui tremble à la course

    Quand la charge, sur la troupe, se précipite !

 

Il importe de noter que ce poème de Ta’abbata Sharran, ‘La Goule’, qui a pour sous-titre : ‘L’histoire ou le mythe ? le poème en lâm de Ta’abbata Sharran ’, est en fait une ‘transculturation révèlatrice’ (p.68), dans la mesure où il s’agit d’une version arabe du mythe de Persée et Méduse,  rappelant, en astronomie, la constellation de Persée, appelée depuis le Moyen Âge, hâmil ra’s al-ghûl, ‘le porteur de la tête de la goule’. Selon Larcher, ce poème, « où la sexualité est omniprésente » (p.9) ne se prête pas uniquement à la seule lecture mythologique. Ayant longtemps séjourné en Cyrénaïque chez d’authentiques tribus, féru autant de dialectologie que d’archéologie, l’auteur croit déceler également dans les trois poèmes « une interprétation anthropologique » :

 

« Il s’agit ici de la traduction de trois poèmes préislamiques, trois questions qui nous mènent de l’histoire même de la poésie arabe préislamique à son interprétation, anthropologique ou mythologique. Le cédrat, c’est le fruit à l’odeur pénétrante, métaphore de la femme en son palanquin, qu‘Alqama b. ‘Abada évoque dans son poème en mîm ; la jument, c’est la monture de l’aïeul que Khidash ibn Zuhayr invoque dans sa Mujamhara comme le symbole de la foi jurée ; la goule, c’est le cryptide associé à Ta’abbata Sharran, qui, dans un poème en lâm, raconte l’avoir rencontrée et tuée. » (4e de couverture)

 

Que l’interprétation soit d’ordre anthropologique, mythologique ou même œdipienne comme le pense l’anglaise Suzanne Pinckney Stetkevych (2010) à propos du poème ‘La Goule’, une chose est sure : ferment de l’esprit humain, cette poésie archaïque demeure, malgré les vicissitudes du temps, en parfaite symbiose avec les divers constituants  de la culture arabe. En effet, son impact dans l’élaboration du tempérament de la nation arabe en dépit des aléas de la transmission, des pertes et des ajouts subis au cours des siècles est un fait avéré.

 

Ainsi, référence incontournable pour tout poète averti, ce nouveau petit livre de Pierre Larcher reste néanmoins à la portée du lecteur sans connaissance de la littérature arabe et de ses lointaines origines.  De longues introductions et une profusion de notes détaillées sont consacrées à chaque poème. Il est également un ouvrage- un de plus- illustrant les inlassables efforts déployés par le directeur de Sindbad, Farouk Mardam-Bey, pour que  la culture arabe ait sa place dans le paysage culturel français. 

 

Bien sûr, comme le proclame André Miquel,  la poésie arabe reste, certes « un trésor immense… à peine fouillée ». Mais qu’en est-il de « cette fidélité primordiale »  que l’éminent arabisant ne manque pas de souligner ? Aujourd’hui la plupart des recueils de poésie moderne, disponibles en français, foisonnent, mais  leurs textes possèdent tous un dénominateur commun dans la langue et la culture arabe, à savoir l’absence du moule classique de la poésie préislamique, la qasîda ou encore la mu’allaqâ.

 

Certes, on peut le regretter ; mais avouons-le, néanmoins : transculturation oblige : cette absence n’empêche point l’originalité. Bien plus, nous pensons que si la poésie continue à se perpétuer au 21e siècle, c’est bien grâce à ces hommes comme, par exemple, le poète syro-libanais Adonis, le Palestinien Mahmoud Darwich ou encore le Libanais Abdo Wazen, qui arrivent à imprimer leur propre marque en se livrant à des exercices poétiques de haute volée, n’hésitant pas à briser le moule de la versification et de la métrique arabes classiques, voire à remettre en cause les principales conventions littéraires garantes de sa pureté, cette doxa grammaticale inspirée du Coran.

 

Rafik Darragi

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Le Cédrat, La Jument et La Goule, trois poèmes préislamiques, traduits de l’arabe et commentés par Pierre Larcher, édition bilingue, Sindbad/Actes Sud, 2016.

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