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11 décembre 2017 1 11 /12 /décembre /2017 12:11

                                                          Eclairage

 

Le Petit Robert précise : « Est intelligible ce qui peut être compris, ce qui est aisé à comprendre ». Le livre Clefs de la théorie poétique des Arabes qui vient de paraître chez L’Harmattan, n’est pas destiné uniquement aux ‘happy few’. Bien sûr, définir le terme  « poétique » n’est pas aisé même si  depuis Aristote jusqu’à nos jours, les tentatives ne se comptent plus, mais grâce  à la clarté de son texte et à ses multiples transitions cohésives, ce livre est ‘intelligible’, ‘aisé à comprendre. Comme le titre le laisse supposer, il fournit bel et bien au commun des mortels, des clefs pour saisir les principaux concepts critiques des Arabes au Moyen Âge.

 

Il faut dire que l’auteur, notre compatriote, Ahmed Ouederni n’est pas un inconnu. Ce professeur d’arabe, ancien  directeur de l'Institut supérieur des arts et métiers de Tataouine a, à son actif, de multiples  ouvrages dont  Comment commenter un poème classique (Tunis 1999), Le Problème Forme/Sens et la théorie poétique des Arabes (Beyrouth 2004), Al Buhturī aux yeux des Anciens (Tunis 2007), Littérature tunisienne moderne et Question de l'esthétique, publié en 2007 aux éditions Ibn Zaïdoun en Tunisie,  ainsi que diverses publications dans des ouvrages collectifs,  comme Pensées orientale et occidentale: influences et complémentarité,  édité par Ksiegarnia Akademicka, de Cracovie, en 2012.

 

Ajoutons enfin, que notre ami le professeur Hédi Khelil, connaît fort bien l’auteur, pour avoir écrit sur lui plus d’une fois. Dans la préface qu’il a consacrée à ce nouvel ouvrage il écrit :

«… Ahmed Ouederni est, actuellement, au sein de l’Université Tunisienne, un  médiateur clé, un passeur indispensable des théories et des connaissances littéraires, creusant dans la semence ancienne pour démontrer ce que la modernité critique et ce que les pratiques textuelles doivent aux illustres défricheurs et pionniers arabes. » (p.7)

 

Clefs de la théorie poétique des Arabes est constitué de  trois parties. La première porte sur le concept lafz /ma’nā dans le discours critique d’Al Jāhiz. Ce dernier, né à Bassora (dans le sud de l’actuel Irak) vers 776-780, durant une époque où les lettres arabes étaient des plus florissantes, et mort dans la même ville en 868 ou 869, est l’auteur d’innombrables   ouvrages comme Kitāb al-hayawān (Livre des Animaux), Al Boukhalâ (Livre des Avares), Éphèbes et Courtisanes, le Traité de rhétorique ou encore Kitāb al-Bayān wa t-Tabyîn. Ces deux derniers titres constituent en grande partie les fondements et la sève nourricière des conceptions modernes de la poétique. A cet égard, le jugement du professeur Hédi Khélil est catégorique : 

« En effet, s’il y a un écrivain doublé d’un théoricien et d’un philosophe du langage qui a défriché le terrain pour une réflexion justifiée sur L’énoncé, des points de vue social et lexical, sur la concomitance de ces deux composantes du signe linguistique que sont le sens et la forme, c’est bel et bien Al-Jahiz. » (p.8)

 

Le travail d’Ahmed Ouederni dans cette première partie a porté exclusivement sur la conception générale de la Clarté : al Bayān.  En fait, on peut épiloguer longtemps sur le terme ‘al Bayān’. Tout comme les termes ‘fasāha’ et  ‘balāgha’, ce mot évolua durant la période formative de la rhétorique arabe. Les premiers rhétoriciens, en particulier Al Jāhiz et Al-Shāfi`î (m. en 820), l’utilisaient au départ pour exprimer globalement l’excellence du discours avant de devenir, grâce à Ibn Hazm, le philosophe et théologien andalou (994/384H), auteur de Tawq al-hamāma  (Collier de la colombe), un concept à part entière, un élément essentiel du langage figuratif. Ahmed Ouederni a préféré en souligner  les deux principales images  qui résument son analyse, à savoir ‘l’image typique générale ‘ du concept lafz /ma’nā et ‘l’image typique particulière’. (p.17). Ce choix a été probablement dicté par l’importance du point de vue théologique de ces deux termes, ‘lafz’ (l’énoncé) et ‘ma`nâ’ (le sens) dans  le style polémiste d’al-Jâhiz, comme l’a déjà souligné Charles Pellat, dans son célèbre Le milieu basrien et la formation de Gâhiz (1953).

 

Dans la seconde partie  Ahmed Ouederni analyse le fameux  concept « țab’ »  tel qu’il apparaît dans l’Essai d’Ibn Rašīq Al Qayrāwanī. Ce poète de la cour du ziride al-Muʿizz ibn Bādīs, né à Kairouan en l’an 1000 et mort à Mazara (Sicile) en 1070, avait écrit un texte fondateur sur l’art poétique intitulé Al ʿUmda fī maḥāsin al-šiʿr wa ādābihi wa naqdihi. Dans cette célèbre œuvre de compilation, aujourd’hui considérée comme faisant partie, « diachroniquement, d’un tournant dans l’histoire de la critique ancienne » (p. 67), le concept « țab’ »  qu’Ibn Rašīq Al Qayrāwanī a  développé, « désigne, chez les arabes anciens, la disposition innée du poète et incarne l’un des deux pôles primordiaux constituant le couple țab’ /şana’a qui occupe une position centrale dans la critique arabe ancienne. » (p.65).

Par précaution, pour ne pas se perdre dans les méandres de cette critique, Ahmed Ouederni  a préféré  souligner en premier lieu « l’aspect problématique », du couple țab’ /şana’a, dû selon lui, à trois causes, à savoir : l’ambiguïté des termes țab’ et şana’a , leurs relations et leur « parenté » à d’autres couples. (p.65) C’est précisément, à cause  de cette  parenté complexe, cette dynamique interactionnelle,  qui a donné lieu à de nombreuses « problématiques critiques et épineuses » que l’auteur a  décidé, judicieusement, « d’aborder la question selon une vision critique synthétique allant du ‘général’ au ‘particulier’. (p.66) Son analyse a porté  sur plusieurs facteurs extratextuels (la race, la religion, la langue)  et intratextuels (la forme poétique ‘al-lafz’et le fonds poétique ‘al-ma’na’).

 

Habilement, Ahmed Ouederni revient sur ce couple lafz’/ ma’na dans la troisième et dernière partie de son livre, qui est en fait la reproduction d’une contribution de l’auteur au colloque ‘Images et Usages’, organisé en mars 2008 par l’Institut Supérieur des Sciences Humaines de Tunis. Elle s’intitule ‘l’image et l’usage dans le discours critique d’Abd Al Qahīr Al Jurjānī’.  Ce dernier, mort en 471 ou 474 de l’Hégire, était d’origine persane. Il était un critique conservateur,  connu pour ses considérations sur le langage figuratif où l’image  est fortement liée au sens. Parmi ses oeuvres on cite souvent Dlā’l l I’jāz (Les signes de l’inimitabilité) et ‘Asrār al Balāgha (Les secrets de la rhétorique). D’éminents linguistes  tunisiens avaient longuement écrit sur Al Jurjānī’, en particulier le regretté Abdelkader Al Mhiri et Hammadi Sammoud. Après signalé la variété des approches et les recherches convergentes sur le jeu des concepts poétiques et leur mode d’interprétation, Ahmed Ouederni a finement souligné à travers l’analyse minutieuse du concept Nazm (composition, filage, agencement…) « la haute qualité esthétique du  discours poétique » d’ Al Jurjānī (p.118) qui a su dépasser la problématique épineuse que pose le couple lafz’/ ma’na « en la tranchant théoriquement à travers le concept Nazm et la notion d’al maziyya (la vertu du discours) dépendant respectivement de l’image. » (p.119)

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